Extrait de La chute, Albert Camus, 1956 (...)
Sans elle, à vrai dire, il n'y a point de solution définitive. J'ai très vite compris cela. Autrefois, je n'avais que la liberté à la bouche. Je l'étendais au petit déjeuner sur mes tartines, je la mastiquais toute la journée, je portais dans le monde une haleine délicieusement rafraîchie à la liberté. J'assenais ce maître mot à quiconque me contredisait, je l'avais mis au service de mes désirs et de ma puissance. Je le murmurais au lit, dans l'oreille endormie de mes compagnes et il m'aidait à les planter là. Je glissais... Allons, je m'excite et je perds la mesure. Après tout, il m'est arrivé de faire de la liberté un usage plus désintéressé et même, jugez de ma naïveté, de la défendre deux ou trois fois, sans aller sans doute jusqu'à mourir pour elle, mais en prenant quelques risques. Il faut me pardonner ces imprudences; je ne savais pas ce que je faisais. Je ne savais pas que la liberté n'est pas une récompense, ni une décoration qu'on fête dans le champagne. Ni d'ailleurs un cadeau, une boîte de chatteries propres à vous donner des plaisirs de babines. Oh! non, c'est une corvée, au contraire, et une course de fond, bien solitaire, bien exténuante. Pas de champagne, point d'amis qui lèvent leur verre en vous regardant avec tendresse. Seul dans une salle morose, seul dans le box, devant les juges, et seul pour décider devant soi même ou devant le jugement des autres. Au bout de toute liberté, il y a une sentence; voilà pourquoi la liberté est trop lourde à porter, surtout lorsqu'on souffre de fièvre, ou qu'on a de la peine, ou qu'on n'aime personne. Ah! mon cher, pour qui est seul, sans dieu et sans maître, le poids des jours est terrible. Il faut donc se choisir un maître, Dieu n'étant plus à la mode. Ce mot d'ailleurs n'a plus de sens; il ne vaut pas qu'on risque de choquer personne. Tenez, nos moralistes, si sérieux, aimant leur prochain et tout, rien ne les sépare, en somme, de l'état de chrétien, si ce n'est qu'ils ne prêchent pas dans les églises. Qu'est-ce qui les empêche, selon vous, de se convertir? Le respect, peut-être, le respect des hommes, oui, le respect humain. Ils ne veulent pas faire scandale, ils gardent leurs sentiments pour eux. J'ai connu ainsi un romancier athée qui priait tous les soirs. Ça n'empêchait rien: qu'est-ce qu'il passait à Dieu dans ses livres! Quelle dérouillée, comme dirait je ne sais plus qui! Un militant libre penseur à qui je m'en ouvris leva, sans mauvaise intention d'ailleurs, les bras au ciel: « Vous ne m'apprenez rien, soupirait cet apôtre, ils sont tous comme ça. » A l'en croire, quatre-vingt pour cent de nos écrivains, si seulement ils pouvaient ne pas signer, écriraient et salueraient le nom de Dieu. Mais ils signent, selon lui, parce qu'ils s'aiment, et ils ne saluent rien du tout, parce qu'ils se détestent. Comme ils ne peuvent tout de même pas s'empêcher de juger, alors ils se rattrapent sur la morale. En somme, ils ont le satanisme vertueux. Drôle d'époque, vraiment! Quoi d'étonnant
à ce que les esprits soient troublés et qu'un de
mes amis, athée lorsqu'il était un mari irréprochable,
se soit converti en devenant adultère ! Alors, n'est-ce pas, faute de fiançailles
ou de l'amour incessant, ce sera le mariage, brutal, avec la
puissance et le fouet. N'est-il pas bon aussi bien de vivre à la
ressemblance de la société et pour cela ne faut-il
pas que la société me ressemble? La menace, le
déshonneur, la police sont les sacrements de cette ressemblance.
Méprisé, traqué, contraint, je puis alors
donner ma pleine mesure, jouir de ce que je suis, être
naturel enfin. Voilà pourquoi, très cher, après
avoir salué solennellement la liberté, je décidai
en catimini qu'il fallait la remettre sans délai à
n'importe qui. Et chaque fois que je le peux, je prêche
dans mon église de Mexico-City, j'invite le bon
peuple à se soumettre et à briguer humblement les
conforts de la servitude, quitte à la présenter
comme la vraie liberté. Mais je ne suis pas fou, je me
rends bien compte que l'esclavage n'est pas pour demain. Ce sera
un des bienfaits de l'avenir, voilà tout. D'ici là,
je dois m'arranger du présent et chercher une solution,
au moins provisoire. Il m'a donc fallu trouver un autre moyen
d'étendre le jugement à tout le monde pour le rendre
plus léger à mes propres épaules. Sur Liberté, chaos déterministe vu par Axel Khan |