Vérité et Certitude se mordent la queue

par René DESCARTES - Sextus EMPIRICUS - Ludwig WITTGENSTEIN

 

Sextus EMPIRICUS

(II' OU III' siècle? ap. J.-C.)

Extraits de Les grandes questions de la philo · Edition Maisonneuve & Larose,1998


Héritier du scepticisme issu de Pyrrhon d'Elis (365-275 av. J C.), Sextus Empiricus se fait le propagandiste de cette doctrine en exposant les modes ou les arguments d'Énésidème, ainsi que ceux d'Agrippa. Le huitième mode d'Énésidème est celui de la relation, " tout est relatif ". Quant à Agrippa, il a proposé cinq modes, contraignant de pratiquer la suspension du jugement. Il s'agissait de réfuter le dogmatisme, c'est-à-dire prétention à connaître l'essence des choses.

La voie sceptique est appelée aussi "chercheuse" du fait de son l'activité concernant la recherche et l'examen; "suspensive" du fait de l'affect advenant à la suite de sa recherche chez celui qui examine;" aporétique " soit, comme disent certains, du fait qu'à propos de tout elle est dans l'aporie et recherche, soit du fait qu'elle est incapable de dire s'il faut donner son assentiment ou le refuser; " pyrrhonienne", du fait qu'il nous semble que Pyrrhon s'est approché du scepticisme d'une manière plus consistante et plus éclatante que ceux qui l'ont précédé. (...)

Le scepticisme est la faculté de mettre face à face les choses qui apparaissent aussi bien que celles qui sont pensées, de quelque manière que ce soit, capacité par laquelle, du fait de la force égale qu'il y a dans les objets et les raisonnements opposés, nous arrivons d'abord à la suspension de l'assentiment, et après cela à la tranquillité. (...)

Le huitième mode concerne le relatif, par lequel nous concluons que, puisque toutes les choses sont relatives, nous suspendrons notre assentiment sur la question de savoir lesquelles sont absolument, c'est-à-dire par nature. Mais il faut savoir qu'ici comme ailleurs nous utilisons approximativement " sont " à la place de " paraissent ", signifiant virtuellement ceci: " Toutes choses paraissent relatives. " Mais cela s'entend en deux sens: d'une première manière relatif à ce qui juge - car l'objet extérieur, c'est-à-dire ce qui est jugé, apparaît relatif à ce qui juge -, et d'une autre manière relatif à ce qui est observé conjointement, comme la droite est relative à la gauche. Que toutes choses soient relatives, nous l'avons établi auparavant, à savoir par rapport à ce qui juge - chaque chose apparaît relativement à tel animal, à tel humain, à tel sens, et cela selon telle circonstance - et à ce qui est observé en même temps - chaque chose apparaît relativement à tel ou tel mode de mélange, à telle composition, à telle quantité et à telle position.

Mais il est aussi possible de conclure en particulier que toutes choses sont relatives de cette manière: est-ce que les choses différenciées diffèrent ou non de celles qui sont relatives ? Si elles n'en diffèrent pas, celles-là sont relatives aussi; mais si elles en diffèrent, puisque tout ce qui diffère est relatif - il est dit, en effet, relatif à ce dont il diffère -, les choses différenciées sont relatives. Selon les dogmatiques, parmi les étants certains sont les genres les plus généraux, d'autres les espèces dernières, d'autres à la fois genres et espèces; mais tous ces étants sont relatifs; donc toutes choses sont relatives. Ou aussi, parmi les étants les uns sont obvies, les autres obscurs, comme ils le disent eux-mêmes, et les choses apparentes sont signifiantes, alors que les choses obscures sont signifiées par les choses apparentes ; car selon eux, " les choses apparentes sont la vision des choses obscures ". Mais le signifiant et le signifié sont relatifs. Donc toutes choses sont relatives. Outre cela, les étants se divisent en semblables et dissemblables et en égaux et inégaux. Mais ces choses sont relatives. Donc toutes choses sont relatives. Et celui qui dit que toutes choses ne sont pas relatives confirme que toutes choses sont relatives, car il montre, du fait qu'il s'oppose à nous, que le " toutes choses sont relatives " lui-même est relatif à nous et non pas universel.

D'ailleurs, comme nous avons montré ainsi que toutes choses sont relatives, il reste qu'il est clair que nous ne pourrons pas dire ce que chaque objet réel est selon sa nature, c'est-à-dire purement et simplement, mais seulement ce qu'il paraît être relativement à quelque chose. Il s'ensuit que nous devons suspendre notre assentiment à propos de la nature des choses.

Les sceptiques plus récents nous ont transmis cinq modes de la suspension de l'assentiment: le premier qui part du désaccord, le second, selon lequel on est renvoyé à l'infini, le troisième selon le relatif; le quatrième est l'hypothétique, le cinquième le diallèle. Celui qui part du désaccord est celui par lequel nous découvrons qu'à propos de la chose examinée il s'est trouvé, aussi bien dans la vie quotidienne que parmi les philosophes, une dissension indécidable qui nous empêche de choisir quelque chose ou de le rejeter, nous menant finalement à la suspension de l'assentiment. Celui qui s'appuie sur la régression à l'infini est celui dans lequel nous disons que ce qui est fourni en vue d'emporter la conviction sur la chose proposée à l'examen a besoin d'une autre garantie, et celle-ci d'une autre, et cela à l'infini, de sorte que, n'ayant rien à partir de quoi nous pourrons commencer d'établir quelque chose, la suspension de l'assentiment s'ensuit. Le mode selon le relatif; comme nous l'avons dit plus haut est celui dans lequel l'objet réel apparaît ici tel ou tel relativement à ce qui le juge et à ce qui est observé conjointement, et sur ce qu'il est selon la nature nous suspendons notre assentiment. Nous avons le mode qui part d'une hypothèse quand les dogmatiques étant renvoyés à l'infini, ils partent de quelque chose qu'ils n'établissent pas mais jugent bon de prendre simplement et sans démonstration, par simple consentement. Le mode du diallèle arrive quand ce qui sert à assurer la chose sur laquelle porte la recherche a besoin de cette chose pour emporter la conviction; alors n'étant pas capables de prendre l'un pour établir l'autre, nous suspendons notre assentiment sur les deux.

Extrait de Esquisses pyrrhoniennes, Éditions du Seuil, 1997.


Examinant la cause de l'erreur; Descartes s'inscrit en continuité avec sa philosophie stoïcienne selon laquelle le jugement est toujours une action volontaire, en tant qu'il implique une affirmation. Dès lors, l'erreur ne résulte pas d'une imperfection de notre nature, mais de ce que notre volonté débordant notre entendement, nous pouvons affirmer ou nier sans savoir.

René DESCARTES (1591-1650)

Si je me considère comme participant en quelque façon du néant ou du non-être, c'est-à-dire en tant que je ne suis pas moi-même le souverain être, je me trouve exposé à une infinité de manquements, de façon que je ne me dois pas étonner si je me trompe.
Ainsi je connais que l'erreur, en tant que telle, n'est pas quelque chose de réel qui dépende de Dieu, mais que c'est seulement un défaut; et partant, que je n'ai pas besoin pour faillir de quelque puissance qui m'ait été donnée de Dieu particulièrement pour cet effet, mais qu'il arrive que je me trompe, de ce que la puissance que Dieu m'a donnée pour discerner le vrai d'avec le faux, n'est pas en moi infinie.

Toutefois cela ne me satisfait pas encore tout à fait; car l'erreur n'est pas une pure négation, c'est-à-dire, n'est pas le simple défaut ou manquement de quelque perfection qui ne m'est point due, mais plutôt est une privation de quelque connaissance qu'il semble que je devrais posséder. Et considérant la nature de Dieu, il ne me semble pas possible qu'il m'ait donné quelque faculté qui soit imparfaite en son genre, c'est-à-dire qui manque de quelque perfection qui lui soit due; car s'il est vrai que plus l'artisan est expert, plus les ouvrages qui sortent de ses mains sont parfaits et accomplis, quel être nous imaginerions nous avoir été produit par ce souverain Créateur de toutes choses, qui ne soit parfait et entièrement achevé en toutes ses parties ? Et certes il n'y a point de doute que Dieu n'ait pu me créer tel que je ne me pusse jamais tromper, il est certain aussi qu'il veut toujours ce qui est le meilleur. (...)

En suite de quoi, me regardant de plus près, et considérant quelles sont mes erreurs (lesquelles seules témoignent qu'il y a en moi de l'imperfection), je trouve qu'elles dépendent du concours de deux causes, à savoir, de la puissance de connaître qui est en moi, et de la puissance d'élire, ou bien de mon libre arbitre: c'est-à-dire, de mon entendement, et ensemble de ma volonté. Car par l'entendement seul je n' assure ni ne nie aucune chose, mais je conçois seulement les idées des choses, que je puis assurer ou nier. Or, en le considérant ainsi précisément, on peut dire qu'il ne se trouve jamais en lui aucune erreur, pourvu qu'on prenne le mot d'erreur en sa propre signification. Et encore qu'il y ait peut-être une infinité de choses dans le monde, dont je n'ai aucune idée en mon entendement, on ne peut pas dire pour cela qu'il soit privé de ces idées, comme de quelque chose qui soit due à sa nature, mais seulement qu'il ne les a pas ; parce qu'en effet il n'y a aucune raison qui puisse prouver que Dieu ait dut me donner une plus grande et plus ample faculté de connaître, que celle qu'il m'a donnée; et, quelque adroit et savant ouvrier que je me le représente, je ne dois pas pour cela penser qu'il ait dut mettre dans chacun de ses ouvrages toutes les perfections qu'il peut mettre dans quelques-uns. Je ne puis pas aussi me plaindre que Dieu ne m'a pas donné un libre arbitre, ou une volonté assez ample et parfaite, puisqu'en effet je l'expérimente si vague et si étendue, qu'elle n'est renfermée dans aucunes bornes. Et ce qui me semble bien remarquable en cet endroit, est que, de toutes les autres choses qui sont en moi, il n'y en a aucune si parfaite et si étendue, que je ne reconnaisse bien qu'elle pourrait être encore plus grande et plus parfaite. Car, par exemple, si je considère la faculté de concevoir qui est en moi, je trouve qu'elle est d'une fort petite étendue, et grandement limitée, et tout ensemble je me représente l'idée d'une autre faculté beaucoup plus ample, et même infinie; et de cela seul que je puis me représenter son idée, je connais sans difficulté qu'elle appartient à la nature de Dieu. En même façon, si j'examine la mémoire, ou l'imagination, ou quelque autre puissance, je n'en trouve aucune qui ne soit en moi très petite et bornée, et qui en Dieu ne soit immense et infinie. Il n'y a que la seule volonté, que j'expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l'idée d'aucune autre plus ample et plus étendue: en sorte que c'est elle principalement qui me fait connaître que je porte l'image et la ressemblance de Dieu, Car, encore qu'elle soit incomparablement plus grande dans Dieu, que dans moi, soit à raison de la connaissance et de la puissance, qui s'y trouvant jointes la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l'objet, d'autant qu'elle se porte et s'étend infiniment à plus de choses; elle ne me semble pas toutefois plus grande, si je la considère formellement et précisément en elle-même, (...)

De tout ceci je reconnais que ni la puissance de vouloir, laquelle j'ai reçue de Dieu, n'est point d'elle-même la cause de mes erreurs, car elle est très ample et très parfaite en son espèce; ni aussi la puissance d'entendre ou de concevoir: car ne concevant rien que par le moyen de cette puissance que Dieu m'a donnée pour concevoir, sans doute que tout ce que je conçois, je le conçois comme il faut, et il n'est pas possible qu'en cela je me trompe. D'où est-ce donc que naissent mes erreurs ? C'est à savoir, de cela seul que, la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l'entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je l'étends aussi aux choses que je n'entends pas ; auxquelles étant de soi indifférente, elle s'égare fort aisément, et choisit le mal pour le bien, ou le faux pour le vrai. Ce qui fait que je me trompe et que je pèche.

Extrait des Méditations métaphysiques, IV (1641)

Extraits de Les grandes questions de la philo · Edition Maisonneuve & Larose,1998


Ludwig Wittgenstein (1889-1951)

Extraits de "de la certitude"1951

ed Gallimard, Tel 1992

24. La question que pose l'idéaliste se formulerait en gros de la sorte: « De quel droit ne douté-je pas de l'existence de mes mains? (Et la réponse ne peut pas être: « Je sais qu'elles existent.») Mais celui qui pose une telle question perd de vue qu'un doute portant sur l'existence ne prend effet que dans un jeu de langage. Qu'il faudrait donc demander d'abord: « Quelle allure prendrait un tel doute? » et qu'on ne le comprend pas ainsi d'emblée.
25. Même en ce qui concerne « il y a là une main » on peut se tromper. Ce n'est que dans des circonstances définies qu'on ne le peut pas. - "Même dans un calcul, on peut se tromper, - sauf dans des circonstances définies. »
26, Mais peut-on lire dans une règle les circonstances qui excluent logiquement une erreur dans l'utilisation des règles de calcul? A quoi bon une telle règle? ne pourrions nous pas (derechef) nous tromper dans son application?
27, Si toutefois on voulait, pour un tel usage, fournir un semblant de règle, on y trouverait l'expression . dans des circonstances normales ». Et ces circonstances normales, on les reconnaît, mais on ne peut pas les décrire avec exactitude. Ce qu'on décrirait plutôt, ce serait une série de circonstances anormales.
28, Qu'est-ce qu' "apprendre une règle " ? Ceci.
Qu'est-ce que « faire une faute en l'appliquant » ? Ceci.
Et ce à quoi on est ainsi renvoyé est quelque chose d'indéterminé.
 
31. Les propositions auxquelles, comme envoûtés, nous sommes sans cesse ramenés, je voudrais les extirper du langage philosophique.  
34. Celui à qui on apprend à calculer apprend-il aussi par là qu'il peut se fier à un calcul de son maître? Mais il faut bien que ces explications qu'on lui donne aient un terme un jour. Lui apprend-on aussi qu'il peut se fier à ses sens - quand en vérité on lui dit, dans nombre de cas, qu'on ne peut pas se fier à eux dans tel ou tel cas particulier?
Règle et exception. 
 
45. La nature du calcul, nous en avons fait la connaissance en apprenant à calculer.
46. Mais alors, ne peut-il y avoir description de la façon dont nous nous sommes convaincus de la fiabilité d'un calcul? Que si! Cependant cette description n'amène pas de règle au jour. Mais, et c'est là ce qu'il y a de plus important, il n'y a pas besoin de règle. Rien ne nous fait défaut. Nous calculons selon une règle, et voilà tout.
47. C'est ainsi que l'on calcule. Et calculer, c'est cela. Ce que, par exemple, nous apprenons à l'école. Oublie cette certitude transcendante qui est liée au concept que tu as de l'esprit.
48. Cependant, sur une masse de calculs, on pourrait en décrire certains comme fiables une fois pour toutes, d'autres comme encore non fixés. Cela est-il une distinction logique?
49. Mais pense à ceci: même quand je considère le calcul comme solide, il ne s'agit jamais que d'une décision à des fins pratiques.
50. Quand dit-on : « Je sais que... x... = ... .? Quand on a vérifié le calcul.
 
73. Mais quelle est la différence entre erreur et dérangement mental? Ou plutôt comment se présente cette différence quand je traite quelque chose comme erreur et quand je le traite comme dérangement mental?
74. Peut-on dire: Une erreur n'a pas seulement une cause, mais aussi un fondement? Ce qui veut dire à peu près: l'erreur est susceptible de trouver sa place dans ce que sait correctement celui qui se trompe.
 
96. On pourrait se représenter certaines propositions, empiriques de forme, comme solidifiées et fonctionnant tels des conduits pour les propositions empiriques fluides, non solidifiées; et que cette relation se modifierait avec le temps, des propositions fluides se solidifiant et des propositions durcies se liquéfiant.
97. La mythologie peut se trouver à nouveau prise dans le courant, le lit où coulent les pensées peut se déplacer. Mais je distingue entre le flux de l'eau dans le lit de la rivière et le déplacement de ce dernier; bien qu'il n'y ait pas entre les deux une division tranchée.
98. Mais si on venait nous dire: "La logique est donc elle aussi une science empirique", on aurait tort. Ce qui est juste, c'est ceci: la même proposition peut être traitée à un moment comme ce qui est à vérifier par l'expérience, à un autre moment comme une règle de la vérification.
99. Et même le bord de cette rivière est fait en partie d'un roc solide qui n'est sujet à aucune modification ou sinon à une modification imperceptible, et il est fait en partie d'un sable que le flot entraîne puis dépose ici et là.
 
   
Extraits de "de la certitude"1951, ed Gallimard, Tel 1992

Note de Mezigue

Wittgenstein avait estimé, par ailleurs (1918), que certaines choses ne peuvent être dites mais seulement montrées, méconnaissant à la fois cette chinoiserie millénaire selon laquelle la carte n'est pas le terrain - et son surréalisme contemporain.

Ce type brillant est mort mi-dingue en tournant autour du pot, à force de chercher intellectuellement une logique à un niveau où on la savait déjà inopérante (depuis Gödel, 1931):

Incomplétude des mathématiques, donc :
 
des modèles,
de la parole, (simple fraction de langage),
de la communication,
de la transmission de l'information.