Vérité et Certitude se mordent la queue par René DESCARTES - Sextus EMPIRICUS - Ludwig WITTGENSTEIN
Sextus EMPIRICUS (II' OU III' siècle? ap. J.-C.) Extraits de Les grandes questions de la philo · Edition Maisonneuve & Larose,1998
La voie sceptique est appelée aussi "chercheuse" du fait de son l'activité concernant la recherche et l'examen; "suspensive" du fait de l'affect advenant à la suite de sa recherche chez celui qui examine;" aporétique " soit, comme disent certains, du fait qu'à propos de tout elle est dans l'aporie et recherche, soit du fait qu'elle est incapable de dire s'il faut donner son assentiment ou le refuser; " pyrrhonienne", du fait qu'il nous semble que Pyrrhon s'est approché du scepticisme d'une manière plus consistante et plus éclatante que ceux qui l'ont précédé. (...) Le scepticisme est la faculté de mettre face à face les choses qui apparaissent aussi bien que celles qui sont pensées, de quelque manière que ce soit, capacité par laquelle, du fait de la force égale qu'il y a dans les objets et les raisonnements opposés, nous arrivons d'abord à la suspension de l'assentiment, et après cela à la tranquillité. (...) Le huitième mode concerne le relatif, par lequel nous concluons que, puisque toutes les choses sont relatives, nous suspendrons notre assentiment sur la question de savoir lesquelles sont absolument, c'est-à-dire par nature. Mais il faut savoir qu'ici comme ailleurs nous utilisons approximativement " sont " à la place de " paraissent ", signifiant virtuellement ceci: " Toutes choses paraissent relatives. " Mais cela s'entend en deux sens: d'une première manière relatif à ce qui juge - car l'objet extérieur, c'est-à-dire ce qui est jugé, apparaît relatif à ce qui juge -, et d'une autre manière relatif à ce qui est observé conjointement, comme la droite est relative à la gauche. Que toutes choses soient relatives, nous l'avons établi auparavant, à savoir par rapport à ce qui juge - chaque chose apparaît relativement à tel animal, à tel humain, à tel sens, et cela selon telle circonstance - et à ce qui est observé en même temps - chaque chose apparaît relativement à tel ou tel mode de mélange, à telle composition, à telle quantité et à telle position. Mais il est aussi possible de conclure en particulier que toutes choses sont relatives de cette manière: est-ce que les choses différenciées diffèrent ou non de celles qui sont relatives ? Si elles n'en diffèrent pas, celles-là sont relatives aussi; mais si elles en diffèrent, puisque tout ce qui diffère est relatif - il est dit, en effet, relatif à ce dont il diffère -, les choses différenciées sont relatives. Selon les dogmatiques, parmi les étants certains sont les genres les plus généraux, d'autres les espèces dernières, d'autres à la fois genres et espèces; mais tous ces étants sont relatifs; donc toutes choses sont relatives. Ou aussi, parmi les étants les uns sont obvies, les autres obscurs, comme ils le disent eux-mêmes, et les choses apparentes sont signifiantes, alors que les choses obscures sont signifiées par les choses apparentes ; car selon eux, " les choses apparentes sont la vision des choses obscures ". Mais le signifiant et le signifié sont relatifs. Donc toutes choses sont relatives. Outre cela, les étants se divisent en semblables et dissemblables et en égaux et inégaux. Mais ces choses sont relatives. Donc toutes choses sont relatives. Et celui qui dit que toutes choses ne sont pas relatives confirme que toutes choses sont relatives, car il montre, du fait qu'il s'oppose à nous, que le " toutes choses sont relatives " lui-même est relatif à nous et non pas universel. D'ailleurs, comme nous avons montré ainsi que toutes choses sont relatives, il reste qu'il est clair que nous ne pourrons pas dire ce que chaque objet réel est selon sa nature, c'est-à-dire purement et simplement, mais seulement ce qu'il paraît être relativement à quelque chose. Il s'ensuit que nous devons suspendre notre assentiment à propos de la nature des choses. Les sceptiques plus récents nous ont transmis cinq modes de la suspension de l'assentiment: le premier qui part du désaccord, le second, selon lequel on est renvoyé à l'infini, le troisième selon le relatif; le quatrième est l'hypothétique, le cinquième le diallèle. Celui qui part du désaccord est celui par lequel nous découvrons qu'à propos de la chose examinée il s'est trouvé, aussi bien dans la vie quotidienne que parmi les philosophes, une dissension indécidable qui nous empêche de choisir quelque chose ou de le rejeter, nous menant finalement à la suspension de l'assentiment. Celui qui s'appuie sur la régression à l'infini est celui dans lequel nous disons que ce qui est fourni en vue d'emporter la conviction sur la chose proposée à l'examen a besoin d'une autre garantie, et celle-ci d'une autre, et cela à l'infini, de sorte que, n'ayant rien à partir de quoi nous pourrons commencer d'établir quelque chose, la suspension de l'assentiment s'ensuit. Le mode selon le relatif; comme nous l'avons dit plus haut est celui dans lequel l'objet réel apparaît ici tel ou tel relativement à ce qui le juge et à ce qui est observé conjointement, et sur ce qu'il est selon la nature nous suspendons notre assentiment. Nous avons le mode qui part d'une hypothèse quand les dogmatiques étant renvoyés à l'infini, ils partent de quelque chose qu'ils n'établissent pas mais jugent bon de prendre simplement et sans démonstration, par simple consentement. Le mode du diallèle arrive quand ce qui sert à assurer la chose sur laquelle porte la recherche a besoin de cette chose pour emporter la conviction; alors n'étant pas capables de prendre l'un pour établir l'autre, nous suspendons notre assentiment sur les deux. Extrait de Esquisses pyrrhoniennes, Éditions du Seuil, 1997. Examinant la cause de l'erreur; Descartes s'inscrit en continuité avec sa philosophie stoïcienne selon laquelle le jugement est toujours une action volontaire, en tant qu'il implique une affirmation. Dès lors, l'erreur ne résulte pas d'une imperfection de notre nature, mais de ce que notre volonté débordant notre entendement, nous pouvons affirmer ou nier sans savoir. René DESCARTES (1591-1650) Si je me considère comme participant en
quelque façon du néant ou du non-être, c'est-à-dire
en tant que je ne suis pas moi-même le souverain être,
je me trouve exposé à une infinité de manquements,
de façon que je ne me dois pas étonner si je me
trompe. Toutefois cela ne me satisfait pas encore tout à fait; car l'erreur n'est pas une pure négation, c'est-à-dire, n'est pas le simple défaut ou manquement de quelque perfection qui ne m'est point due, mais plutôt est une privation de quelque connaissance qu'il semble que je devrais posséder. Et considérant la nature de Dieu, il ne me semble pas possible qu'il m'ait donné quelque faculté qui soit imparfaite en son genre, c'est-à-dire qui manque de quelque perfection qui lui soit due; car s'il est vrai que plus l'artisan est expert, plus les ouvrages qui sortent de ses mains sont parfaits et accomplis, quel être nous imaginerions nous avoir été produit par ce souverain Créateur de toutes choses, qui ne soit parfait et entièrement achevé en toutes ses parties ? Et certes il n'y a point de doute que Dieu n'ait pu me créer tel que je ne me pusse jamais tromper, il est certain aussi qu'il veut toujours ce qui est le meilleur. (...) En suite de quoi, me regardant de plus près, et considérant quelles sont mes erreurs (lesquelles seules témoignent qu'il y a en moi de l'imperfection), je trouve qu'elles dépendent du concours de deux causes, à savoir, de la puissance de connaître qui est en moi, et de la puissance d'élire, ou bien de mon libre arbitre: c'est-à-dire, de mon entendement, et ensemble de ma volonté. Car par l'entendement seul je n' assure ni ne nie aucune chose, mais je conçois seulement les idées des choses, que je puis assurer ou nier. Or, en le considérant ainsi précisément, on peut dire qu'il ne se trouve jamais en lui aucune erreur, pourvu qu'on prenne le mot d'erreur en sa propre signification. Et encore qu'il y ait peut-être une infinité de choses dans le monde, dont je n'ai aucune idée en mon entendement, on ne peut pas dire pour cela qu'il soit privé de ces idées, comme de quelque chose qui soit due à sa nature, mais seulement qu'il ne les a pas ; parce qu'en effet il n'y a aucune raison qui puisse prouver que Dieu ait dut me donner une plus grande et plus ample faculté de connaître, que celle qu'il m'a donnée; et, quelque adroit et savant ouvrier que je me le représente, je ne dois pas pour cela penser qu'il ait dut mettre dans chacun de ses ouvrages toutes les perfections qu'il peut mettre dans quelques-uns. Je ne puis pas aussi me plaindre que Dieu ne m'a pas donné un libre arbitre, ou une volonté assez ample et parfaite, puisqu'en effet je l'expérimente si vague et si étendue, qu'elle n'est renfermée dans aucunes bornes. Et ce qui me semble bien remarquable en cet endroit, est que, de toutes les autres choses qui sont en moi, il n'y en a aucune si parfaite et si étendue, que je ne reconnaisse bien qu'elle pourrait être encore plus grande et plus parfaite. Car, par exemple, si je considère la faculté de concevoir qui est en moi, je trouve qu'elle est d'une fort petite étendue, et grandement limitée, et tout ensemble je me représente l'idée d'une autre faculté beaucoup plus ample, et même infinie; et de cela seul que je puis me représenter son idée, je connais sans difficulté qu'elle appartient à la nature de Dieu. En même façon, si j'examine la mémoire, ou l'imagination, ou quelque autre puissance, je n'en trouve aucune qui ne soit en moi très petite et bornée, et qui en Dieu ne soit immense et infinie. Il n'y a que la seule volonté, que j'expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l'idée d'aucune autre plus ample et plus étendue: en sorte que c'est elle principalement qui me fait connaître que je porte l'image et la ressemblance de Dieu, Car, encore qu'elle soit incomparablement plus grande dans Dieu, que dans moi, soit à raison de la connaissance et de la puissance, qui s'y trouvant jointes la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l'objet, d'autant qu'elle se porte et s'étend infiniment à plus de choses; elle ne me semble pas toutefois plus grande, si je la considère formellement et précisément en elle-même, (...) De tout ceci je reconnais que ni la puissance de vouloir, laquelle j'ai reçue de Dieu, n'est point d'elle-même la cause de mes erreurs, car elle est très ample et très parfaite en son espèce; ni aussi la puissance d'entendre ou de concevoir: car ne concevant rien que par le moyen de cette puissance que Dieu m'a donnée pour concevoir, sans doute que tout ce que je conçois, je le conçois comme il faut, et il n'est pas possible qu'en cela je me trompe. D'où est-ce donc que naissent mes erreurs ? C'est à savoir, de cela seul que, la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l'entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je l'étends aussi aux choses que je n'entends pas ; auxquelles étant de soi indifférente, elle s'égare fort aisément, et choisit le mal pour le bien, ou le faux pour le vrai. Ce qui fait que je me trompe et que je pèche.
Ludwig Wittgenstein (1889-1951)
|