Un texte prémonitoire, a posteriori d'une confondante lucidité.
Quelques notes 2001:
les extensions : accélération du progrès
matériel, horizon planétaire pour l'individu, encore
plus ou moins virtuel.
les amputation: réduction de la diversité naturelle
et culturelle.
Nucléo-militarisme + consommation = totalitarisme de l'économie
(dictature des marchés + dictature des marchés =
guerre froide)
PRÉFACE NOUVELLE DE L'AUTEUR (1946)
à LE MEILLEUR DES MONDES (1931)
Par Aldous HUXLEY
Le remords chronique, tous les moralistes sont d'accord sur
ce point, est un sentiment fort indésirable. Si vous vous
êtes mal conduit, repentez vous, redressez vos torts dans
la mesure du possible, et mettez vous à l'oeuvre pour vous
mieux conduire la prochaine fois. Sous aucun prétexte,
ne vous abandonnez à la méditation mélancolique
sur vos méfaits, Se rouler dans la fange n'est point la
meilleure manière de se nettoyer.
L'art, lui aussi, a sa morale, et un grand nombre des règles
de cette morale sont identiques, ou au moins analogues, aux règles
de l'éthique ordinaire. Le remords, par exemple, est aussi
indésirable en ce qui concerne notre mauvaise conduite
qu'en ce qui concerne notre mauvais art. Ce qu'il y a de mauvais
doit être traqué, reconnu, et, si possible, évité
à l'avenir. Méditer longuement sur les faiblesses
littéraires d'il y a vingt ans, tenter de rapetasser une
oeuvre défectueuse pour lui donner une perfection qu'elle
a manquée lors de son exécution primitive, passer
son âge mûr à essayer de réparer les
péchés artistiques commis et légués
par cette personne différente qui était soi-même
dans sa jeunesse - tout cela, assurément, est vain et futile.
Et voilà pourquoi ce nouveau Meilleur des mondes
est le même que l'ancien. Ses défauts, en tant qu'oeuvre
d'art, sont considérables; mais pour les redresser, il
m'eût fallu réécrire le livre - et, au cours
de ce travail de rédaction nouvelle auquel je me serais
livré en qualité de personne plus âgée,
et différente, je me déferais probablement non seulement
de quelques-uns des défauts du récit, mais aussi
des quelques mérites qu'il a pu posséder à
l'origine. C'est pourquoi, résistant à la tentation
de me vautrer dans le remords artistique, je préfère
me dire que le mieux est l'ennemi du bien, comme le pire est celui
du mal, et penser à autre chose.
Entre-temps, il semble cependant qu'il soit utile de citer tout
au moins le défaut le plus sérieux du récit,
qui est celui-ci: on n'offre au Sauvage qu'une seule alternative:
Une vie démente en Utopie, ou la vie d'un primitif dans
un village d'Indiens, vie plus humaine à certains points
de vue, mais, à d'autres, à peine moins bizarre
et anormale.
À l'époque où le livre a été
écrit, cette idée, suivant laquelle le libre arbitre
a été donné aux êtres humains afin
qu'ils puissent choisir entre la démence, d'une part, et
la folie, de l'autre, était une notion que je trouvais
amusante et considérais comme pouvant parfaitement être
vraie. Toutefois, pour l'amour de l'effet dramatique, il est souvent
permis au Sauvage de parler d'une façon plus rationnelle
que ne le justifierait effectivement son éducation parmi
les pratiquants d'une religion qui est mi-partie le culte de la
fécondité et mi-partie la férocité
du Pénitente. Même sa connaissance de Shakespeare
ne justifierait pas en réalité de semblables propos.
Et au dénouement, bien entendu, on le fait battre en retraite
devant la raison: son Penitente-isme natal réaffirme
son autorité, et il finit par la torture démente
qu'il s'inflige à lui-même, et le suicide sans espoir.
"Et c'est ainsi qu'ils moururent misérablement à
tout jamais " - ce qui rassura fort l'esthète amusé
et Pyrrhonien * qui était
l'auteur de la fable.
Je n'éprouve aujourd'hui nul désir de démontrer
qu'il est impossible de rester sain d'esprit. Au contraire, bien
que je demeure n'ont moins tristement certains qu'autrefois que
la santé de l'esprit est un phénomène assez
rare, je suis convaincu qu'elle peut être atteint, et je
voudrais la voir plus répandue. Pour l'avoir dit dans plusieurs
livres récents, et, surtout, pour avoir élaboré
une anthologie de ce que les sains d'esprit ont dit sur la santé
de l'esprit et sur tous les moyens par lesquels elle peut être
obtenue 1, je me suis fait dire par un critique
académique éminent que je suis un symptôme
déplorable de la faillite d'une catégorie d'intellectuels
en temps de crise. Ce jugement sous-entend, je le suppose, que
le professeur et ses collègues sont des symptômes
joyeux de succès. Les bienfaiteurs de l'humanité
méritent congrûment l'honneur et la commémoration.
Édifions un panthéon pour les professeurs. Il faudrait
qu'il fût situé parmi les ruines d'une des villes
éventrées d'Europe ou du Japon, et au-dessus de
l'entrée de l'ossuaire, j'inscrirais, en lettres de deux
mètres de haut, ces simples mots:
AU SOUVENIR
DES ÉDUCATEURS DU MONDE
SI MONUMENTUM REQUIRIS,
CIRCUMSPICE
Mais pour en revenir à l'avenir... Si je devais récrire maintenant ce livre, j'offrirais au Sauvage une troisième possibilité. Entre les solutions utopienne et primitive de son dilemme, il y aurait la possibilité d'une existence saine d'esprit - possibilité déjà actualisée, dans une certaine mesure, chez une communauté d'exilés et de réfugiés qui auraient quitté Le Meilleur des mondes et vivraient à l'intérieur des limites d'une Réserve. Dans cette communauté, l'économie serait décentralisée, à la Henry George, la politique serait kropotkinesque et coopérative. La science et la technologie seraient utilisées comme si, telle Repos Dominical, elles avaient été faites pour l'homme, et non (comme il en est à présent, et comme il en sera encore davantage dans le meilleur des mondes) comme si l'homme devait être adapté et asservi à elles. La religion serait la poursuite consciente et intelligente de la Fin Dernière de l'homme, la connaissance unitive du Tao ou Logos immanent, de la Divinité ou Brahmâ transcendante. Et la philosophie dominante de la vie serait une espèce d'Utilitarisme Supérieur, dans lequel le principe du Bonheur Maximum serait subordonné au principe de la Fin Dernière - la première question qui se poserait et à laquelle il faudrait répondre, dans chacune des contingences de la vie, étant: " Comment cette pensée ou cet acte contribueront-ils ou mettront-ils obstacle à la réalisation, par moi-même et par le plus grand nombre possible d'individus, à la Fin Dernière de l'homme ?"
Élevé parmi les primitifs, le Sauvage (dans cette
hypothétique version nouvelle du livre) ne serait transporté
en Utopie qu'après avoir eut l'occasion de se renseigner
de première main sur la nature d'une société
composée d'individus coopérant librement et se consacrant
à la poursuite de la santé de l'esprit. Ainsi modifié,
Le meilleur des mondes posséderait quelque chose
de complet, artistiquement et (si l'on peut se permettre d'employer
un si grand mot au sujet d'un ouvrage d'imagination) philosophiquement,
qui lut fait évidemment défaut sous sa forme actuelle.
Mais Le Meilleur des mondes est un livre sur l'avenir,
et, quelles qu'en soient les qualités artistiques, un livre
sur l'avenir ne peut nous intéresser que si ses prophéties
ont l'apparence de choses dont la réalisation peut se concevoir.
De notre observatoire actuel, à quinze ans plus, le long
du plan incliné de l'histoire moderne, quel est le degré
de plausibilité que semblent posséder ses pronostics
? Que s'est-il passé, au cours de ce douloureux intervalle,
pour confirmer ou invalider les prévisions de 1931 ?
Il y a un défaut de prévision énorme et manifeste
qui apparaît immédiatement. Le Meilleur des mondes
ne fait aucune allusion à la fission nucléaire.
En fait, il est assez curieux qu'il en soit ainsi: car les possibilités
de l'énergie atomique constituaient un sujet de conversation
préféré depuis des années, avant que
ce livre ne fût écrit. Mon vieil ami Robert Nichols
avait même écrit à ce sujet une pièce
à succès, et je me souviens que j'en avais moi-même
dit un mot, en passant, dans un roman publié dans les dernières
années vingt. Il semble donc, comme je le dis, fort curieux
que les fusées et les hélicoptères du septième
siècle de Notre Ford n'aient pas eu, pour puissance motrice,
des noyaux en désintégration.
Cet oubli peut n'être pas excusable, mais du moins il peut
s'expliquer facilement. Le thème du Meilleur des mondes
n'est pas le progrès de la science en tant que tel; c'est
le progrès de la science en tant qu'il affecte les individus
humains. Les triomphes de la physique, de la chimie et de l'art
de l'ingénieur sont pris tacitement comme allant de soi
Les seuls progrès scientifiques qui y soient spécifiquement
décrits sont ceux qui intéressent l'application
aux êtres humains des recherches futures en biologie, en
physiologie et en psychologie. C'est uniquement au moyen des sciences
de la vie que la qualité de la vie pourra être modifiée
radicalement. Les sciences de la matière peuvent êtres
appliqués d'une façon telle qu'elles détruiront
la vie, ou qu'elles rendront l'existence inadmissiblement complexe
et inconfortable; mais, à moins qu'elles ne soient utilisées
comme instruments par les biologistes et les psychologues, elles
sont impuissantes à modifier les formes et les expressions
naturelles de la vieillesse - même. La libération
de l'énergie atomique marque une grande révolution
dans l'histoire humaine, mais non (à moins que nous ne
nous fassions sauter en miettes, et ne mettions ainsi fin à
l'histoire) la révolution finale et la plus profonde.
La révolution véritablement révolutionnaire
se réalisera, non pas dans le monde extérieur, mais
dans l'âme et la chair des êtres humains. Vivant comme
il l'a fait à une époque révolutionnaire,
le Marquis de Sade s'est tout naturellement servi de cette théorie
des révolutions afin de rationaliser son genre particulier
de démence. Robespierre avait effectué le genre
de révolution le plus superficiel, la politique. Pénétrant
un peu plus profondément; Babeuf avait tenté la
révolution économique. Sade se considérait
comme l'apôtre de la révolution véritablement
révolutionnaire, au-delà de la simple politique
et de l'économique - de la révolution des hommes,
des femmes et des enfants individuels, dont le corps allait devenir
désormais la propriété sexuelle commune de
tous, et dont l'esprit devait être purgé de toutes
les connaissances naturelles, de toutes les inhibitions laborieusement
acquises de la civilisation traditionnelle. Il n'y a, bien entendu,
aucun lien nécessaire ou inévitable entre le Sadisme
et la révolution véritablement révolutionnaire.
Sade était un fou, et le but plus ou moins conscient de
sa révolution était le chaos et la destruction universelle.
Les gens qui gouvernent le meilleur des mondes peuvent bien ne
pas être sains d'esprit (au sens qu'on peut appeler absolu
de ce mot), mais ce ne sont pas des fous, et leur but n'est pas
1'anarchie, mais la stabilité sociale. C'est afin d'assurer
la stabilité qu'ils effectuent, par des moyens scientifiques,
la révolution ultime, personnelle, véritablement
révolutionnaire.
Mais, en attendant, nous sommes dans la première phase
de ce qui est peut-être l'avant-dernière révolution.
Il se peut que la phase suivante en soit la guerre atomique, auquel
cas nous n'avons pas à nous préoccuper des prophéties
au sujet de l'avenir. Mais il est concevable que nous puissions
avoir assez de bon sens, sinon pour cesser complètement
de nous battre, du moins pour nous conduire aussi raisonnablement
que l'ont fait nos ancêtres du dix-huitième siècle.
Les horreurs inimaginables de la Guerre de Trente Ans ont bel
et bien appris quelque chose aux hommes, et pendant plus de cent
ans les hommes politiques et les généraux de l'Europe
ont sciemment résisté à la tentation de faire
usage de leurs ressources militaires jusqu'à la limite
de leur capacité de destruction, ou (dans la plupart des
conflits) de continuer à se battre jusqu'à ce que
l'ennemi soit complètement anéanti. C'étaient
des agresseurs, bien entendu, avides de profit et de gloire; mais
c'étaient également des conservateurs, résolus
à garder à tout prix intact leur monde, en tant
qu'entreprise florissante. Au cours des trente dernières
années, il n'y a pas eu de conservateurs; il n'y a eu que
des radicaux nationalistes de gauche, et des radicaux nationalistes
de droite. Le dernier homme d'État conservateur a été
le cinquième Marquis de Lansdowne; Et lorsqu'il écrivit
une lettre au Times, pour suggérer de mettre fin à
la guerre par un compromis, comme il avait été fait
pour la plupart des guerres du dix-huitième siècle,
le rédacteur en chef de ce journal jadis conservateur refusa
de l'imprimer. Les radicaux nationalistes en firent à leur
tête, avec les conséquences que nous connaissons
tous - le bolchevisme, le fascisme, l'inflation, la crise économique,
Hitler, la Seconde Guerre mondiale, la ruine de l'Europe et la
quasi-famine universelle.
En admettant, donc, que nous soyons capables de tirer de Hiroshima une leçon équivalente de celle que nos ancêtres ont tirée de Magdebourg, nous pouvons envisager une période, non pas, certes, de paix, mais de guerre limitée, qui ne soit que partiellement ruineuse. Au cours de cette période, on peut admettre que l'énergie nucléaire sera attelée à des usages industriels. Le résultat, la chose est assez évidente, sera une série de changements économiques et sociaux plus rapides et plus complets que tout ce qui s'est vu à ce jour. Toutes les formes générales existantes de la vie humaine seront brisées, et il faudra improviser des formes nouvelles pour conformer à ce fait non humaIn qu'est l'énergIe atomique, Procuste en tenue moderne, le savant en recherches nucléaires préparera le lit sur lequel devra coucher l'humanité; et, si l'humanité n'y est pas adaptée ma foi, ce sera tant pis pour l'humanité. Il faudra procéder à quelques extensions et à quelques amputations - le même genre d'extensions et d'amputations qui ont lieu depuis le jour où la science appliquée s'est réellement mise à marcher à sa cadence propre; mais cette fois, elles seront considérablement plus rigoureuses que par le passé. Ces opérations, qui seront loin de se faire sans douleur, seront dirigées par les gouvernements totalitaires éminemment centralisés. C'est là une chose inévitable: car l'avenir immédiat a des chances de ressembler au passé immédiat, et dans le passé immédiat les changements technologiques rapides, s'effectuant dans une économie de production en masse et chez une population où la grande majorité des gens ne possède rien, ont toujours eu tendance à créer une confusion économique et sociale. Afin de réduire cette confusion, le pouvoir a été centralisé et la mainmise gouvernementale accrue. Il est probable que tous les gouvernements du monde seront plus ou moins totalitaires, même avant l'utilisation pratique de l'énergie atomique; qu'ils seront totalitaires pendant et après cette utilisation pratique, voilà qui parait à peu près certain. Seul un mouvement populaire à grande échelle en vue de la décentralisation et de l'aide individuelle peut arrêter la tendance actuelle à l'étatisme. Il n'y a présentement aucun indice permettant de penser qu'un semblable mouvement aura lieu.
Il n'y a, bien entendu, aucune raison pour que les totalitarismes
nouveaux ressemblent aux anciens. Le gouvernement au moyen de
triques et de pelotons d'exécution, de famines artificielles,
d'emprisonnements et de déportations en masse, est non
seulement inhumain (cela, personne ne s'en soucie fort de nos
jours); il est - on peut le démontrer - inefficaces: dans
une aire de technologie avancée, l'inefficacité
est le péché contre le Saint Esprit. Un État
totalitaire vraiment "efficient" serait celui dans lequel
le tout-puissant comité exécutif des chefs politiques
et leur armée de directeurs auraient haute main sur une
population d'esclaves qu'il serait inutile de contraindre parce
qu'ils auraient l'amour de leur servitude. Là leur faire
aimer - telle est la tâche assignée dans les États
totalitaires d'aujourd'hui aux ministères de la propagande,
aux rédacteurs en chef de journaux, et aux maîtres
d'école. Mais leurs méthodes sont encore grossières
non scientifiques. Les jésuites se vantaient jadis de pouvoir,
si on leur confiait l'instruction de l'enfant, répondre
des opinions religieuses de l'homme: mais c'était là
un cas de désirs pris pour des réalités.
Et le pédagogue moderne est probablement, à tout
prendre, moins efficace, dans le conditionnement des réflexes
de ses élèves, que ne l'étaient les révérends
pères qui instruisirent Voltaire. Les plus grands triomphes,
en matière de propagande, ont été accomplis,
non pas en faisant quelque chose, mais en s'abstenant de faire.
Grande est la vérité, mais plus grand encore, du
point de vue pratique, est le silence au sujet de la vérité.
En s'abstenant simplement de faire mention de certains sujets,
en abaissant ce que Mr. Churchill appelle un "rideau de fer"
entre les masses et tels faits ou raisonnements que les chefs
politiques locaux considèrent comme indésirables,
les propagandistes totalitaires ont influencé l'opinion
d'une façon beaucoup plus efficace qu'ils ne l'auraient
pu au moyen des dénonciations les plus éloquentes,
des réfutations logiques les plus probantes. Mais le silence
ne suffit pas. Pour que soient évités la persécution,
la liquidation et les autres symptômes de frottement social,
il faut que les côtés positifs de la propagande soient
rendus aussi efficaces que le négatif. Les plus importants
des "Manhattan Projects" , de l'avenir seront de vastes
enquêtes instituées par le gouvernement, sur ce que
les hommes politiques et les sommes de science qui y participeront
appelleront le problème du bonheur, - en d'autres termes,
le problème consistant à faire aimer aux gens leur
servitude. Sans la sécurité économique, l'amour
de la servitude n'a aucune possibilité de naître;
j'admets, pour être bref, que le tout-puissant comité
exécutif et ses directeurs réussiront à résoudre
le problème de la sécurité permanente. Mais
la sécurité a tendance à être très
rapidement pris comme allant de soi. Sa réalisation est
simplement une révolution superficielle, extérieure.
L'amour de la servitude ne peut être établi, sinon
comme le résultat d'une révolution profonde, personnelle,
dans les esprits et les corps humains. Pour effectuer cette révolution,
il nous faudra, entre autres, les découvertes et les inventions
ci-après. D'abord une technique fortement améliorée
et la suggestion - au moyen du conditionnement dans l'enfance,
et plus tard, à l'aide de drogues, telles que la scopolamine.
Secundo, une science complètement évoluée
des différences humaines, permettant aux directeurs gouvernementaux
d'assigner à tout individu donné sa place convenable
dans la hiérarchie sociale et économique. (Les chevilles
rondes dans des trous carrés (2) ont tendance
à avoir des idées dangereuses sur le système
social et à contaminer les autres de leur mécontentement.)
Tertio (puisque la réalité, quelque utopienne qu'elle
soit est une chose dont on sent le besoin de s'évader assez
fréquemment), un succédané de l'alcool et
des autres narcotiques, quelque chose qui soit à la fois
nocif et plus dispensateur de plaisir que le genièvre ou
l'héroïne. Et quarto (mais ce serait là un
projet à longue échéance, qui exigerait,
pour être mené à une conclusion satisfaisante,
des générations de mainmise totalitaire), un système
d'eugénique à toute épreuve, conçu
de façon à standardiser le produit humain et à
faciliter ainsi la tâche des directeurs. Dans Le meilleur
des mondes, cette standardisation des produits humains a été
poussée à des extrêmes fantastiques; bien
que peut-être non impossibles. Techniquement et idéologiquement,
nous sommes encore fort loin des bébés en flacon,
et des groupes Bokanovsky de semi-imbéciles. Mais quand
sera révolue l'année 600 de N.F., qui sait ce qui
ne pourra pas se produire ? D'ici là, les autres caractéristiques
de ce monde plus heureux et plus stable - les équivalents
du soma, de l'hypnopédie et du système scientifique
des castes ne sont probablement pas éloignées de
plus de trois ou quatre générations. Et la promiscuité
sexuelle du Meilleur des mondes ne semble pas, non plus,
devoir être fort éloignée. Il y a déjà
certaines villes américaines où le nombre des divorces
est égal au nombre des mariages. Dans quelques années,
sans doute, on vendra des permis de mariage comme on vend des
permis de chiens, valables pour une période de douze mois,
sans aucun règlement interdisant de changer de chien ou
d'avoir plus d'un animal à la fois. A mesure que diminue
la liberté économique et politique, la liberté
sexuelle a tendance à s'accroître en compensation.
Et le dictateur (à moins qu'il n'ait besoin de chair à
canon et de familles pour coloniser les territoires vides ou conquis)
fera bien d'encourager cette liberté-là. Conjointement
avec la liberté de se livrer aux songes en plein jour sous
l'influence des drogues, du cinéma et de la radio, elle
contribuera à réconcilier ses sujets avec la servitude
qui sera leur sort.
À tout bien considérer, il semble que l'Utopie soit
beaucoup plus proche de nous que quiconque ne l'eût pu imaginer,
il y a seulement quinze ans. À cette époque, je
l'avais lancée à six cents ans dans l'avenir. Aujourd'hui,
il semble pratiquement possible que cette horreur puisse s'être
abattue sur nous dans le délai d'un siècle. Du moins,
si nous nous abstenons, d'ici là, de nous faire sauter
en mIettes. En vérité, à moins que nous ne
nous décidions à décentraliser et à
utiliser la science appliquée, non pas comme une fin en
vue de laquelle les êtres humains doivent être réduits
à l'état de moyens, mais bien comme le moyen de
produire une race d'individus libres, nous n'avons le choix qu'entre
deux solutions: ou bien un certain nombre de totalitarismes nationaux,
militarisés, ayant comme racine la terreur de la bombe
atomique, et comme conséquence la destruction de la civilisation
(ou, si la guerre est limitée, la perpétuation du
militarisme); ou bien un seul totalitarisme supranational, suscité
par le chaos social résultant du progrès technologique
rapide en général et de la révolution atomique
en particulier, et se développant, sous le besoin du rendement
et de la stabilité, pour prendre la forme de la tyrannie-providence
de l'Utopie. On paie son argent et l'on fait son choix.
Aldous HUXLEY.
Traduit par Jules Castier
1 La philosophie éternelle (traduction française de Jules Castier, PIon, 1 vol., 1948. (Note du Tr.)
2 Cette expression métaphorique est courante en anglais pour désigner des individus qui ne sont pas à leur place; nous l'avons gardée en raison de son pittoresque. (Note du Tr.)